Déclaration de Raoul Salan à son procès
Le procès du général Salan devant le Haut Tribunal militaire, celui-là même qui avait jugé les principaux acteurs du coup d’état d’Alger du 21 avril 1961, s’est tenu au Palais de justice de Paris du 15 au 23 mai 1962.
Le Haut Tribunal militaire avait été institué par une décision du président de la république du 27 avril 1961, modifiée par la suite les 29 septembre 1961 et 27 avril 1962, dont les articles premier et sixième étaient rédigés ainsi :
ARTICLE PREMIER :
Il est institué un Haut Tribunal militaire. Les auteurs et complices des crimes et délits contre la sûreté de l’état et contre la discipline des armées, ainsi que les infractions connexes, commis en relation avec les événements d’Algérie peuvent être déférés par décret au Haut Tribunal militaire lorsque ces crimes et délits auront été commis avant la fin de la période d’exercice des pouvoirs exceptionnels.
Le Haut Tribunal militaire siège à Paris.
ARTICLE SIXIEME :
Dès la notification du décret, le procureur général invite l’accusé à lui faire connaître dans un délai de deux jours le nom de son conseil. A défaut, il lui en est désigné un d’office par le président du Haut Tribunal militaire sur réquisition du procureur général.
Dès la désignation du conseil, le procureur général délivre une citation directe.
La comparution directe devant le Haut Tribunal militaire peut avoir lieu dès l’expiration d’un délai de huit jours. Pendant ce délai, le dossier est mis à la disposition du conseil de l’accusé.
Le décret susmentionné relatif au général Salan a été pris le 1er mai 1962 par le président de la république. Il n’a pas été publié au Journal Officiel.
DECRET
Le président de la république,
Sur le rapport du premier ministre, du garde des sceaux ministre de la justice et du ministre des armées ;
Vu la constitution ;
Vu la décision du 27 avril 1961 instituant un Haut Tribunal militaire ;
Vu la décision du 29 septembre 1961 relative à certaines mesures prises en vertu de l’article 16 de la constitution ;
Vu l’ordonnance 62-529 du 27 avril 1962 modifiant la décision susvisée du 27 avril 1961,
Décrète :
ARTICLE PREMIER :
Est déféré au Haut Tribunal militaire le nommé Salan (Raoul, Albin, Louis), né le 10 juin 1899 à Roquecourbe (Tarn).
ARTICLE DEUXIEME :
Le premier ministre, le garde des sceaux ministre de la justice, le ministre des armées, le procureur général près le Haut Tribunal militaire sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l’exécution du présent décret.
Fait à Paris, le 1er mai 1962 ;
Par le président de la république, Signé : C. de Gaulle
Le premier ministre, Signé : Georges Pompidou
Le garde des sceaux ministre de la justice, Signé : Jean Foyer
Le ministre des armées, Signé : Pierre Messmer
COMPOSITION DU HAUT TRIBUNAL MILITAIRE
Président : M. Bornet, président de chambre à la cour de cassation.
MM. Henri Hoppenot, conseiller d’état,
Cavellat, premier président de la cour d’appel de Caen,
Pasteur Vallery-Radot, membre du conseil national de la légion d’honneur,
Marcel Gagne, président de chambre à la cour d’appel de Paris.
Premier avocat général : Gavalda
les généraux de corps d’armée Jousse et Gillot,
le général d’armée aérienne Gelée,
le vice-amiral Galleret,
DEFENSEURS DU GENERAL SALAN
Maîtres Tixier-Vignancour, Le Corroller, Goutermanoff et Menuet
DECLARATION DU GENERAL SALAN
Je suis le chef de l’O.A.S. Ma responsabilité est donc entière. Je la revendique, n’entendant pas m’écarter d’une ligne de conduite qui fut la mienne pendant 42 ans de commandement.
Je ne suis pas un chef de bande, mais un général français représentant l’armée victorieuse, et non l’armée vaincue.
A la différence de celui qui vous demande licence de me tuer, j’ai servi le plus souvent hors de la métropole. J’ai voulu être officier colonial, je le suis devenu. Je me suis battu pour garder à la Patrie l’Empire de Galliéni, de Liautey et du père de Foucauld. Mon corps a conservé les traces profondes de ce combat.
J’ai fait rayonner la France aux antipodes. J’ai commandé. J’ai secouru. J’ai distribué. J’ai sévi et, par dessus tout, j’ai aimé.
Amour de cette France souveraine et douce, forte et généreuse qui portait au loin la protection de ses soldats et le message de ses missionnaires.
Quand, par deux fois, l’heure du péril a sonné pour la vieille métropole, j’ai vu les peuples de l’empire accourir à son secours : Algériens, Marocains, Tunisiens, Vietnamiens et Sénégalais se sont battus avec nous et souvent sous mes ordres.
Quand on a connu la France du courage, on n’accepte jamais la France de l’abandon.
Vient 1945 et les prémices de cet abandon. Puis j’ai été le témoin, en 1954, de l’horrible exode de plusieurs millions d’hommes. Ils s’accrochaient désespérément à nos camions. Ils tentaient de nous suivre en charrette ou d’embarquer sur nos bateaux. Ne leur avions-nous pas promis que jamais notre drapeau ne serait amené sur cette terre d’Indochine ? Ne nous avaient-ils pas crus ?
Ils avaient eu raison de nous croire car ils connaissaient les sacrifices et les efforts de l’armée française. Ils ignoraient la trahison cheminant sans cesse à Paris. Ils sont morts noyés ou massacrés et reposent aux côtés des quatre promotions de Saint-Cyr qui les avaient tant défendus.
D’un tel désastre naît une résolution dans le cœur de ceux qui ont été les acteurs indignés et meurtris.
Quand le 1er novembre 1954, en exécution des ordres de Ben Bella, un jeune couple d’instituteurs et de nombreux musulmans sont assassinés, ce sont les troupes revenues d’Indochine qui auront à faire face à cette rébellion sanguinaire. Leur rôle sera de préserver d’un sort comparable à celui de l’Indochine ces départements français et de maintenir l’intégrité du territoire national.
Hélas ! en deux années, la situation s’est dégradée. Quand je prends, le 2 décembre 1956, le commandement en chef des forces en Algérie, les attentats meurtrissent quotidiennement les Français chrétiens, juifs ou musulmans. Au mois de décembre 1956, 950 attentats seront commis par l’ennemi dans le seul département d’Alger.
Des dizaines de tués et des centaines de blessés sont les victimes des ordres de Ben Khedda et de Yacef Saadi, le chef des tueurs de la Casbah. Au stade de Saint-Eugène, au milk-bar, dans un bal, des enfants sont mutilés sans que jamais un mot de compassion ne soit écrit par certains journaux, spécialistes en d’autres temps de la réprobation.
En plein accord avec M. Robert Lacoste, ministre résident en Algérie, nous confions la responsabilité de ramener la paix et la sécurité à Alger à la 10e division parachutiste. Cette unité gagnera en trois mois la bataille d’Alger sans tirer sur les immeubles avec des mitrailleuses lourdes, et sans qu’un seul avion français n’arrose de balles la Casbah.
C’est dans cette situation qui évoluait favorablement et rapidement que se placent deux faits importants.
A Paris, les hommes politiques et la presse spécialisée accablent d’outrages l’armée et le ministre résident. Ils aident ainsi de tout leur pouvoir l’ennemi en difficulté et le font impunément.
A Alger, intervient le monstrueux attentat du bazooka. Le 16 janvier (1957), à 19 heures, deux rockets sont tirés, l’un sur mon bureau, l’autre sur celui du commandant Rodier qui est tué sur le coup. C’était le premier acte de violence n’émanant pas du FLN et il était dirigé contre le commandant en chef. Qui donc l’avait commis ?
On sut rapidement que cet attentat était relié à un important complot dont la réussite exigeait mon assassinat. Ses instigateurs sont ceux qui demandent aujourd’hui pour moi la peine capitale. Ils désirent obtenir par un jugement ce qu’ils n’ont pu réussir par le bazooka.
Cela est si vrai que toute instruction sérieuse m’a été refusée. Aucun témoignage n’a été recueilli, pas même celui de M. Michel Debré. Or il est impossible de comprendre les événements et d’expliquer ma position comme le mobile de mes actes si l’attentat du bazooka n’est pas éclairci. Quand le pouvoir refuse à un inculpé une justice complète, c’est qu’il y a le plus grand intérêt.
Après l’attentat, je déclare que je lutterai par tous les moyens contre ceux qui veulent agrandir le fossé déjà entrouvert entre les communautés. Je demande et j’obtiens le retour des unités algériennes repliées sur la métropole. Dans mes directives, je prescris aux forces sous mes ordres de tout mettre en œuvre pour l’amélioration sur tous les plans de la vie des populations musulmanes. L’armée suppléera les défaillances des services publics.
Mois après mois, au cours de cette année 1957, nos affaires s’améliorent. Les barrages étouffent les willayas de l’intérieur. Les villes ne connaissent plus de graves attentats. La circulation routière ne connaît plus de réelles difficultés.
Le 1er janvier 1958, le général de Gaulle m’écrivait :
« Puisse la France comprendre les immenses services que vous lui rendez en Algérie. »
Par contre, le début de l’année 1958 semble comporter à Paris, toujours à Paris, de vives inquiétudes pour l’avenir. On parle de cessez-le-feu. Aux questions qui me sont posées, ma réponse est invariable. Le seul cessez-le-feu acceptable est celui du 11 novembre 1918, il doit consacrer la victoire de nos armes.
Le ministère Gaillard tombe. Le président Bidault ne peut former un nouveau gouvernement. Le président Pleven est désigné et me convoque à Paris, ainsi que le général Jouhaud. Je lui dis nettement que l’armée n’acceptera aucun cessez-le-feu contraire à l’honneur de ses armes. Il me répond qu’il ne fera rien contre l’honneur de l’armée. Il est aussitôt dans l’obligation de renoncer.
C’est dans ce climat que M. Pflimlin est désigné. Le 7 mai au matin, en présence des généraux Jouhaud, Allard et Dulac, je rédigeais un télégramme au président Coty. Il était de mon devoir d’alerter le chef de l’état sur le drame d’un nouvel abandon.
Le 12 mai, à midi, appelé au Gouvernement général par M. Maisonneuve, j’arrive avec les généraux Jouhaud, Allard, Dulac, l’amiral Auboyneau. Dans le bureau se trouvent M. Chaussade et M. Payra, messager de M. Pflimlin. Je dis à ce dernier que l’article de M. Pflimlin paru dans un journal d’Alsace et reproduit par toute la presse a mis le feu aux poudres et que les intentions du futur président à l’égard de l’Algérie ne sauraient être acceptées ici. Pour éviter le désordre, je suggère que M. Pflimlin se retire. J’ajoute que, seul, le général de Gaulle est pour nous le garant de l’Algérie française.
Le lendemain, c’est le 13 mai.
Je vais préciser certains points demeurés inconnus et qui permettent de définir la portée des engagements pris, des responsabilités assumées pour l’avenir par chacun et aussi de dégager les mobiles des actions futures.
Le 13 mai, à 20h 30, je téléphone en présence de MM Maisonneuve et Chaussade au général Ely dans ces termes :
« Nous nous trouvons devant une réaction contre l’abandon. Cette réaction a pris la forme d’un véritable désespoir. La population demande à tout prix la formation d’un gouvernement de salut public autour du général de Gaulle. Il n’est pas question pour moi de faire tirer sur la foule massée autour du drapeau tricolore. Je vous demande de porter ce message à la connaissance du président Gaillard. » Ce qui fut fait.
Le 14 mai se passe dans le calme.
Le 15 mai, à midi, au balcon du Forum, je crie :
« Vive la France – Vive l’Algérie française – Vive de Gaulle. »
Le 16 mai, dans une lettre portée par un administrateur de la France d’outre-mer, ancien de la France libre, j’informe le général de Gaulle de la situation. Puis, le 28 mai, c’est le général Dulac qui est reçu à Colombey, à la demande du général de Gaulle. Il est porteur d’une missive précisant bien notre position sur l’Algérie française. Il lui est répondu : « Ce que fait le général Salan est bien fait. »
Entre temps, à Alger, nombre de personnalités sont arrivées de Paris : MM Soustelle, de Bénouville, Frey. A différentes reprises, ils insistent, au nom de M. Debré, auprès de moi pour que je débarque en métropole. Je n’acquiesce pas. Le sang n’a pas coulé et je n’ai pas apporté le risque d’un conflit de l’autre côté de la Méditerranée. Je signale d’ailleurs que le 1er juin, à 11 heures du matin, M. Olivier Guichard m’a téléphoné en ces termes : « Nos affaires se présentent mal, à vous de jouer, tenez-vous prêt. »
Le 4 juin, je recevais à Alger le chef du Gouvernement (le général de Gaulle). A 14 heures, s’adressant aux membres du comité de salut public, il leur disait :
« L’Algérie, c’est moi, mon représentant en Algérie, c’est le général Salan. »
Puis à 19 heures, en présence d’une foule immense, du balcon du Forum, le général de Gaulle s’écriait :
« Eh bien ! de tout cela je prends acte au nom de la France. Dans toute l’Algérie, il n’y a que des Français à part entière, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs. »
Le 6 juin, c’est le grandiose moment de Mostaganem : Musulmans et Français, la main dans la main, sur la place noire de monde, entendent ces paroles du général de Gaulle :
« Il est parti de cette magnifique terre d’Algérie un mouvement exemplaire de rénovation et de fraternité. Il s’est levé de cette terre éprouvée et meurtrie un souffle admirable qui, par-dessus la mer est venu passer sur la France entière pour lui rappeler quelle était sa vocation ici et ailleurs.
C’est d’abord à cause de vous qu’elle m’a mandaté pour renouveler ses institutions.
Mais à ce que vous avez fait pour elle, elle doit répondre en faisant ici ce qui est son devoir, c’est-à-dire considérer qu’elle n’a, depuis un bout jusqu’à l’autre de l’Algérie, dans toutes les catégories, dans toutes les communautés qui peuplent cette terre qu’une espèce d’enfants. Il n’y a plus ici, je le proclame en son nom, et je vous en donne ma parole, que des Français à part entière, des compatriotes, des concitoyens, des frères qui marchent désormais dans la vie en se tenant par la main.
Mostaganem ! Merci du fond du cœur. Merci d’avoir témoigné pour moi en même temps que pour la France.
Vive Mostaganem – Vive l’Algérie française – Vive la France. »
Ce même jour, à Oran, le général me remettait, par un document signé du 6 juin, la charge de délégué général et de commandant en chef des forces en Algérie. Il ajoutait : les comités de salut public peuvent s’employer sous votre autorité à une œuvre d’unité de l’opinion publique et tout particulièrement aux contacts à établir entre les différentes communautés algériennes.
Enfin, dans un ordre du jour aux forces terrestres, navales, aériennes d’Algérie, le général de Gaulle s’exprimait ainsi :
« Pendant les trois magnifiques journées que j’ai passées en Algérie, je vous ai vus sous les armes. Je sais l’œuvre que, sous les ordres de vos chefs, vous accomplissez avec un courage et une discipline exemplaires pour garder l’Algérie à la France et pour la garder française. La confiance que la population manifeste à l’armée et dont j’ai eu tant de preuves me donne la certitude que vos efforts au service du pays seront récompensés par un grand succès national. La France ici va gagner sa partie : celle de la paix, de l’unité, de la fraternité.
Je salue vos drapeaux et vos étendards. A vos chefs, à vos grandes unités, à votre corps, à vos services, à chacun de vous, je renouvelle l’expression de ma confiance entière et résolue. »
Je recevais ainsi confirmation que ma ligne de conduite était la bonne. Mes efforts pendant de nombreux mois, les décisions que j’avais été amené à prendre au cours des journées difficiles, mais combien exaltantes de mai, recevaient une consécration officielle.
Ne pouvant oublier l’aide précieuse qu’ils m’avaient apportées, je félicitais, par des ordres du jour, l’armée, le général Massu, les comités de salut public et je leur disais :
« Ensemble nous allons réaliser l’Algérie française », thème qui ne sera remis en cause qu’en septembre 1959.
Certes, je connais des soucis. Le résultat brillant du référendum de septembre 1958, ce « oui » massif à la France dans lequel le vote des femmes musulmanes entre pour une large part, calme des appréhensions.
L’article 72 de la constitution reconnaît que :
« L’Algérie est constituée de départements et de communes, collectivités territoriales de la république » marquant que l’Algérie est bien dans la France.
L’armée se dépense sans compter et ne cesse d’accroître l’aide aux populations sous toutes les formes. Pour permettre de rendre l’administré à l’administrateur, c’est-à-dire de la rendre pacifiée, elle s’engage sans réticence et avec succès.
Le monde entier avait pu constater que, pendant les journées de mai et de juin, aucun acte de terrorisme n’avait ensanglanté les rassemblements de foule. La circulation à l’intérieur n’avait posé aucun problème.
Le FLN, abasourdi et désemparé par cet immense mouvement, avait été incapable de s’y opposer et même de marquer une réaction quelconque. Tout ceci, la presse dans son ensemble l’avait reconnu. Le fait était là, la fraternité l’avait emporté. Sur le barrage, le mois de mai avait vu les derniers gros accrochages ; un armement considérable était tombé entre nos mains. Nous assistions à de nombreuses redditions, certaines d’unités entières.
Certes, dans la dernière affaire, le colonel Jeanpierre, remarquable soldat à qui le 1er Régiment Etranger de Parachutistes demeure fidèle dans le souvenir, tombait au combat, mais il avait vaincu.
Par la suite, il ne sera plus noté une seule entrée conséquente d’armes ou de combattants venant de Tunisie.
La fin du mois d’août et tout le mois de septembre sont utilisés à la préparation du référendum. Les foules s’assemblent dans les gros villages. Femmes, enfants y ajoutent une note colorée et chacun regagne le douar sans que jamais l’embuscade n’ait été placée sur le chemin du retour.
La paix était tangible, il fallait l’affermir. Il eût suffi d’une plus grande compréhension de Paris et de quelques moyens supplémentaires. Ils ne furent pas donnés. Au contraire, les effectifs furent diminués.
Nous avons perdu là la meilleure occasion de faire cesser les combats et les pertes et, consacrant l’Algérie dans la France, de rendre ses enfants à la mère patrie.
Le 19 décembre 1958, je quitte l’Algérie, laissant une situation plus que favorable. Je la remets militairement aux mains expertes du général Challe.
Au cours de l’année 1959, gouverneur militaire de Paris, inquiet des formules nouvelles et des théories équivoques professées par les milieux officiels sur l’Algérie, j’exprime sans détours ma désapprobation en de nombreuses occasions.
Convoqué à Matignon, et informé par le général Petit que M. Debré allait me faire des observations sur mon attitude et sur les critiques que je formulais à l’égard du gouvernement, je m’entends dire par le premier ministre qu’il comprenait fort bien mon attachement à l’Algérie française.
Parlant du cessez-le-feu, il m’indiquait que ma position sur cette question était la bonne et que les discussions éventuelles se feraient sur la base de mes rapports.
Malgré toutes ces affirmations, le 16 septembre 1959, c’est une politique nouvelle, mensonge avant l’abandon, qui est définie.
Je manifeste mon opposition. Je dis et je redis. Je mets en garde.
Arrivent les journées des « barricades ». J’estime de mon devoir, alors que je n’ai aucune part dans cette affaire, d’écrire au chef de l’état pour lui demander de reconsidérer sa politique à l’égard de l’Algérie :
« Mon général,
Au moment où des événements tragiques particulièrement lourds de conséquences ensanglantent notre terre d’Algérie, je pense avoir le devoir, au nom des charges et des responsabilités que j’ai assumées dans ce pays et des liens affectifs qui m’unissent à lui, de venir vous demander très respectueusement, mais avec insistance de faire arrêter cette lutte fratricide.
Le général Jouhaud qui fut mon adjoint direct s’associe entièrement à ma requête.
Lorsqu’après votre accession au pouvoir vous avez bien voulu me faire l’honneur de me confier les commandements civil et militaire en Algérie, j’ai pu apprécier directement cette population de toutes confessions dont les sentiments farouchement français ne faisaient aucun doute. L’assurance affirmée de la pérennité française encourageait les plus timorés à dévoiler leur pensée, car ils étaient libérés de la terreur et de la hantise fellagha.
Les chefs, à tous les échelons, ont affirmé solennellement que l’armée était la garante de l’Algérie française. Aussi ai-je pu constater combien les liens qui unissaient la population algérienne à l’armée étaient affectueux et solides.
Ma confiance en l’avenir était totale car je n’ai jamais douté de la fidélité de tous à l’égard de leur seule et même patrie : la France. Ces sentiments se sont d’ailleurs matérialisés le 28 septembre 1958 dans des proportions dépassant toutes les espérances.
Il est douloureux de constater aujourd’hui que des coups de feu français ont porté atteinte à la vie d’autres Français.
Les Français d’Algérie ne sont pas exempts de toute critique, mais dans le drame que nous vivons, il ne saurait être tenu pour non fondamental l’amour passionné de la terre natale sur laquelle ont grandi déjà plusieurs générations, l’amour passionné de la France pour la défense de laquelle tant d’entre eux ont donné leur vie et qui reposent sur les champs de bataille de Tunisie, d’Italie et de France.
Peut-être parce que j’ai vécu en Algérie, peut-être parce que le général Jouhaud est né là-bas, nous sentons que le drame en Algérie demande un acte de foi dans l’avenir de cette terre dont les habitants ont fait le serment de ne jamais être déracinés. Le désespoir commence à hanter l’esprit de beaucoup d’Algériens, désespoir réfléchi et qui peut créer l’irrémédiable.
Pour notre armée unie au milieu de ses chefs et qui en toutes circonstances a su se montrer digne de son rôle, pour cette population capable de tant de générosité, de courage et d’attachement à la patrie, qu’il me soit permis, mon général, d’intervenir auprès de votre très Haute Autorité pour qu’une solution humaine intervienne sans tarder et rende l’espérance à l’Algérie dont la foi ardente pour la mère patrie incline au respect le plus profond.
Je vous prie de vouloir bien agréer, mon général, l’assurance de mes sentiments respectueux. »
Je ne suis pas entendu, mais je sais qu’au sein du gouvernement des ministres partagent mon sentiment.
Au moment où j’allais prendre ma retraite, présidant le congrès de Rennes des Anciens Combattants de l’Union Française, le 6 juin 1960, je m’écrie :
« Il n’y a pour nous qu’un seul message, un seul engagement : « l’Algérie française. »
Et je m’en vais, après le déjeuner à l’Elysée du 8 juin, couvert de compliments par le chef de l’état à qui j’ai fait connaître mon désir de me retirer à Alger.
Résidant à Alger depuis le 3 août 1960, j’en suis expulsé le 19 septembre suivant parce que j’avais protesté contre le réseau de trahison Jeanson, et pris une fois de plus position contre les mensonges du pouvoir sur l’avenir de l’Algérie.
Maintenu à Paris, j’y suis l’objet d’une surveillance policière telle que, désirant garder ma liberté puisque je suis fermement décidé à revenir en Algérie, je pars pour l’Espagne.
Là, j’attends le moment où il me sera possible de regagner l’Algérie pour y reprendre la lutte contre le FLN, et c’est par mes propres moyens que je rejoins Alger le dimanche 23 avril 1961, à dix heures du matin.
Je n’ai pas été invité, pour des raisons qui seront mises en lumière, à l’élaboration du plan du putsch du 22 avril, ni à sa réalisation. Quand je suis arrivé à Alger, l’autorité du général Challe était installée. Je me suis intégré à l’organisation dite « Conseil Supérieur de l’Algérie », et j’ai eu, tant avec Challe qu’avec les généraux Jouhaud et Zeller, de nombreux entretiens sur la situation.
Ma préoccupation principale au cours de ces trois journées, c’était le rapprochement des communautés et les mesures qu’il était possible d’envisager pour le réaliser.
J’ai insisté sur la mobilisation de deux bataillons d’unités territoriales et le rappel de huit classes en Algérie. Mais je tiens à préciser que je n’ai eu à prendre aucune initiative dans la direction ou l’organisation de l’insurrection. Ce n’est pas là éluder une responsabilité quelconque, mais rappeler la vérité.
Aucune décision sur le plan administratif n’a, par ailleurs, été prise par moi au cours de ces trois jours.
A mon arrivée, le dimanche 23 avril, je m’étais rendu compte que, malgré le succès de la première nuit, l’entreprise était sur le point d’échouer. Sur le chemin, entre le terrain de Maison-Blanche et Hydra, j’avais croisé de nombreux camions de garçons qui hurlaient : « La quille » dans un grand désordre. En arrivant chez moi, mes proches me faisaient part de leurs inquiétudes. De nombreux Algérois venaient me dire, dans l’après-midi : « Nous sommes trahis. »
En fin de journée, rencontrant le général Challe au quartier Rignot, je le mettais au courant de mes constatations. L’enthousiasme de la foule au Forum, le lundi soir ne me rassura pas.
Certes, les quatre généraux avaient été solidaires. Le général Challe ne s’était-il pas écrié : « Nous sommes là pour vaincre ou pour mourir avec vous. » Ils devaient être perdus par les tractations secrètes du colonel Georges de Boissieu.
Cette affaire qui s’annonçait pleine de promesses, qui était de nature à nous faire gagner la guerre d’Algérie, sombrait dans le drame et Challe prenait la décision de rentrer.
Arrivé tout à fait par hasard à la réunion du mardi 25 avril vers 16h 30, mis au courant par Challe, je répondis : « Moi, je reste. » Jouhaud pénétrant dans le bureau par la suite fit la même réponse.
Vers 19h 30, Jouhaud, Zeller et moi, partîmes à la Délégation Générale. Challe nous rejoignit ; c’était la fin.
Nous n’avions plus de troupes, les civils n’étaient pas organisés.
Après avoir informé Challe de notre décision de continuer la lutte, il ne nous restait plus qu’à le quitter. C’est ce que nous fîmes le mercredi 26 avril à 2 heures du matin en toute dignité.
Au moment où je m’éloigne dans la nuit avec le général Jouhaud, je songe que rien ne me fut plus étranger dans ma vie que la politique. En acceptant de mener la lutte clandestine, ce n’est pas une décision politique que j’ai prise. J’ai simplement été rappelé au service, non par une convocation officielle, mais par le serment que j’avais prêté.
Je sortais, Messieurs, de la légalité, mais ce n’était pas la première fois. En mai 1958, j’ai répondu à l’immense clameur où l’on pouvait distinguer la voix du général de Gaulle, qui me demandait de jurer au nom de l’armée française – c’est-à-dire au nom de la France – que l’Algérie demeurerait une province de la France.
Le 13 mai, j’ai choisi, contre le gouvernement légal, l’union enthousiaste des communautés d’Algérie, saccagée depuis par le pouvoir.
J’ai choisi la route qui conduisait à la victoire de la fraternité préparée par notre armée.
Mais, dès le premier jour, j’ai prononcé un autre choix que j’étais libre d’accepter ou de refuser.
J’ai choisi de faire revenir au gouvernement le général de Gaulle.
J’ai fait acclamer et ratifier ce choix par l’Algérie toute entière, comme par l’armée.
J’ai préparé, sans la réaliser, une opération militaire sur la métropole, sur Paris, opération anxieusement souhaitée par celui qui devait en être le bénéficiaire, le général de Gaulle, alors simple particulier.
Voici pourquoi, lorsque j’eus la conviction que j’avais été, le 13 mai, la dupe d’une comédie affreuse et sacrilège, je me suis senti engagé devant ma conscience, devant mes pairs, devant ma patrie et devant Dieu.
Ceux qui avaient été trompés et bafoués avec moi, ce n’était pas les membres d’une coterie. C’était les soldats vivants et morts de l’armée d’Algérie, leurs camarades de métropole, et tout ce peuple confiant et fort, celui-là même qui avait écrit à Cassino, toutes races confondues, une page immortelle de gloire.
A aucun prix, je ne pouvais admettre d’être considéré comme le complice du général de Gaulle dans le martyre de l’Algérie française et dans sa livraison à l’ennemi.
Si j’avais trompé le peuple d’Algérie et l’armée en criant : « Vive de Gaulle », c’est parce que j’avais été trompé moi-même.
Mais celui qui fut commandant en chef se doit de réparer, fût-ce au prix d’une vie dont il a consenti le sacrifice en entrant à Saint-Cyr.
La réparation, c’était d’abord de demeurer au milieu de ce peuple. C’était ensuite de prendre la tête de l’O.A.S.
Le chef de l’état n’avait-il pas proclamé que « toutes les tendances, toutes » seraient consultées ? En privant les Français chrétiens et musulmans de toute possibilité légale d’expression, il semble que le général de Gaulle n’entendait reconnaître une tendance que si elle s’exprimait dans l’illégalité et par la violence.
Ainsi un peuple menacé de misère, d’égorgement et d’exil s’est-il rassemblé pour défendre ses foyers dans l’O.A.S.
C’est pourquoi je vous dis, puisque le général de Gaulle a assuré le triomphe du FLN, vous ne pouvez pas juger.
Vous n’avez pas le droit de juger. En jugeant vous légitimeriez devant la postérité les crimes innombrables du FLN. Vous affirmeriez que les massacreurs d’El Alia, et les égorgeurs de Melouza avaient raison. Vous jetteriez l’opprobre sur les tombeaux de ceux qui sont morts pour garder l’Algérie à la France et vous absoudriez leurs meurtriers.
Et qui donc, en dehors du FLN, a commencé à user de la violence ?
Chacun semble ignorer les lendemains du putsch d’avril en Algérie ; ils furent marqués par une répression sans limite.
Les conseils municipaux élus furent dissous.
Les conseils généraux suspendus.
Les journaux interdits.
Le couvre-feu maintint les habitants dans une claustration incroyable.
Pendant tout le mois de mai, de bons citoyens prenaient le chemin des camps de malheur et celui de Djorf ressuscitait le souvenir de Dachau.
Une haine sans borne se donnait libre cours contre tout ce qui était français et entendait le demeurer. Les premières réactions de l’O.A.S. à ce régime de terreur entraînèrent les interrogatoires, maintenant connus, du colonel Debrosse qui reculèrent les limites de la cruauté.
Le même Etat qui se livrait à ces violences continuait à proclamer en l’autodétermination le but final de sa politique alors qu’il organisait déjà la prédétermination en faveur de l’ennemi.
Dès le premier jour, l’autodétermination n’était qu’un mensonge destiné à couvrir un mensonge bien plus monstrueux que vulgaire. La politique choisie le 13 mai, confirmée les 4, 5 et 6 juin 1958 par le général de Gaulle, massivement approuvée par le référendum du 28 septembre 1958, était la seule possible.
Après l’approbation par le peuple français de la nouvelle constitution, cette politique était la seule qui fut légale.
Pour combattre l’Algérie, province française, il a fallu violer la constitution, briser l’armée, incarcérer les meilleurs des siens, répandre la haine et la délation. C’est le gouvernement qui, reniant ses origines, est responsable du sang qui coule et, au dessus de quiconque, celui à qui j’ai donné le pouvoir.
Mais un tel reniement ne conduira pas à l’abandon. Il existe en Algérie une masse d’hommes et de femmes, de toutes les communautés qui, martyrisés, affamés, pillés et mitraillés, ne se laisseront jamais abattre et ne cèderont ni au FLN, ni à l’exil, ni au cercueil. Ils se sont retrouvés au coude à coude dans l’O.A.S., dernier soutien de leur volonté farouche de rester français.
Parmi eux, bon nombre de musulmans nous sont restés fidèles, qui maintiennent dans le souvenir de leurs morts l’unité des vivants. Ceux-là qui ont choisi la France sont venus à nous sur la foi du serment que leur avait prêté le chef actuel de l’état.
Anciens combattants, militaires, supplétifs qui se donnèrent à plein pour cette pacification qui faisait notre fierté, après les avoir convaincus de notre résolution de rester, après les avoir compromis, ils sont bassement abandonnés. C’est une honte pour le pouvoir, mais c’est l’honneur de l’O.A.S. de leur avoir montré la fidélité de la France.
Une publicité éhontée affirme que c’est l’O.A.S. qui est responsable du chaos actuel. Je réponds : non. Le responsable premier, c’est d’abord l’ennemi et c’est ensuite ceux qui se font ses soutiens et ses complices.
Est-il possible de condamner des erreurs, des excès inévitables alors que s’entrecroisent des violences d’origines fort diverses ?
Ne sont-ils pas confondus, dans un tel climat, les coupables, les semi-coupables et les innocents dans les remous sanglants que déchaînent les volontés qui s’affrontent ?
Ces violences n’étaient-elles pas le résultat inéluctable de plus de trois ans d’équivoques et de mensonges ?
La capitulation et la fuite n’engendrent-elles pas à elles seules tous les désastres ?
Il faut que je donne un exemple.
Les forces de police et de gendarmerie ont perdu plus de 400 des leurs en procédant à des arrestations ou à des contrôles de membres du FLN. Au cours de plusieurs centaines d’arrestations de membres de l’O.A.S., les mêmes forces n’ont pas perdu un seul homme. Et ce sont les meurtriers de 400 gendarmes et policiers qui furent amnistiés et c’est moi qui devrais être fusillé ? Un tel exemple prouve le caractère criminel d’une certaine propagande.
Il est par contre exact que l’O.A.S. a revendiqué des attentats. Aucun d’entre eux ne saurait lui être reproché.
Je prendrai encore un exemple : le 31 décembre 1961, l’O.A.S. a tiré sur une villa occupée par un service spécial de police. Dans cette villa, des Français membres ou non de l’O.A.S. étaient torturés de telle manière que des cris pouvaient parfois être perçus à l’extérieur. Lorsque l’explosion se produisit, un cadavre fut découvert. Le malheureux avait été pendu de telle sorte que les efforts qu’il faisait pour se dégager n’aboutissaient qu’à l’empaler sur un pieu.
Est-ce une violence condamnable que d’avoir détruit ce repaire de bourreaux ? Et comment peut se définir un Etat qui recourt à de tels procédés ?
Il conviendrait aussi de souligner que les actes de violences revendiqués par l’O.A.S. ont été commis à l’égard d’hommes qui n’avaient pas craint d’utiliser le concours de l’ennemi pour traquer des patriotes. J’ajoute qu’à cette époque l’ennemi ne collaborait pas encore, en uniforme et armé par le pouvoir, à l’œuvre de génocide actuellement poursuivie en Algérie.
La violence de l’O.A.S. c’est la réponse à la plus odieuse de toutes les violences, celle qui consiste à arracher leur nationalité à ceux qui refusent de la perdre.
Je n’ai pas à me disculper d’avoir refusé que l’on mît d’abord une province française aux voix pour la brader ensuite dans le mépris cynique des engagements les plus sacrés.
Je n’ai pas à me disculper d’avoir refusé que le communisme s’installât à une heure de Marseille et que Paris fût mis à portée de ses fusées courtes.
Je n’ai pas à me disculper d’avoir défendu les richesses que de jeunes pionniers ont données à la France au Sahara, assurant ainsi son indépendance pétrolière.
Si les alliés avaient perdu la guerre et que le général de Gaulle eût été traduit devant un Haut Tribunal Militaire, l’accusation lui eût reproché le meurtre d’un juge d’instruction à Lorient, celui d’un avocat général à Lyon, et le massacre d’une famille entière à Voiron.
C’eût été parfaitement injuste, mais tel eût été son procès et la peine de mort eût été demandée par le pouvoir.
Les Allemands eussent réclamé sa tête à grands cris, comme le FLN exige aujourd’hui la mienne.
Il s’agit de savoir si vous refuserez cette satisfaction à l’ennemi et au pouvoir qui vous présentent une commune requête.
Pour répondre à cette question, vous aurez à interroger vos consciences, mais quelle que soit votre réponse, elle n’affectera pas mon honneur.
Je ne dois de comptes qu’à ceux qui souffrent et meurent pour avoir cru en une parole reniée et à des engagements trahis.
Désormais, je garderai le silence.