BULLETIN 30 – 3EME TRIMESTRE 2011

BULLETIN 30 – 3EME TRIMESTRE 2011

  • Nos adhérents ont publié

                . Jean-Gilles Malliarakis : L’alliance Staline-Hitler

                . Olivier Sers : Sénèque, Tragédies

                . Elisabeth Cazenave : Les artistes en Algérie

  • Général Gardy, Indochine 1954
  • Le putsch vu par un sous-lieutenant du contingent, Jacques Lallemand
  • Le putsch vu par un haut fonctionnaire de la Délégation Générale en Algérie
  • Hommage à Ahmed Djebbour

Nos adhérents ont publié

L’ouvrage de J.G. Malliarakis frappe très fort. On sait que, le 23 août 1939, Joachim Von Ribbentrop et Viatcheslav Molotov ont paraphé un pacte de non-agression entre l’Allemagne et l’U.R.S.S. ; on sait moins qu’ils ont, le même jour, signé un protocole secret fixant la répartition à venir des territoires d’Europe centrale et orientale entre les deux puissances. Il n’en reste pas moins que la lecture de ces documents historiques et de toute la suite de télégrammes, de lettres, de mémorandums, du 17 avril 1939 au 21 juin 1941 issus des archives de la Wilhelmstrasse permet d’appréhender, sous un angle que l’historiographie officielle répugne à considérer, l’origine et les deux premières années de la deuxième guerre mondiale.     

Editions du Trident, 369p. 2011, 20 €

Olivier Sers, que nos adhérents connaissent bien, émende, présente et traduit les tragédies de Sénèque dans la collection bilingue « Les Belles Lettres ». Elles sont au nombre de huit : Œdipe, Les Phéniciennes, Médée, Hercule Furieux, Phèdre, Thyeste, Les Troyennes, Agamemnon. Elles ont eu longtemps la réputation d’être injouables jusqu’à ce que les Pitoëff jouent Médée en 1932. Antonin Artaud tenait Sénèque pour le plus grand auteur tragique de l’histoire. Au grand siècle, Corneille puis Racine sont fortement influencés par la lecture de ses tragédies. Pour ceux qui ont eu la chance dans leurs jeunes années d’étudier la Phèdre de Racine et de pratiquer le Gaffiot, la Phèdre de Sénèque ne leur sera pas tout à fait étrangère.  

Les Belles Lettres, 640p. 2011, 17,50 €

La nouvelle édition proposée par Elisabeth Cazenave de l’ouvrage Les Artistes en Algérie, iconographiquement très riche, est une somme documentaire indispensable pour qui s’intéresse un tant soit peu à la vie artistique qui a pris naissance au sud de la Méditerranée à la fin du 19ème siècle et s’est poursuivie jusqu’en 1962. L’ouvrage est en deux parties : une histoire de l’évolution des beaux-arts en Algérie de 1830 à 1962 et un dictionnaire des artistes de l’Algérie sur la même période. Le dictionnaire des artistes compte de l’ordre de 1500 entrées, principalement des peintres. C’est une mine et, pour qui possède une huile ou une aquarelle à parfum « orientaliste », une source d’information précieuse.

Editions de l’Onde/Association Abd-el-Tif, 448p. 2011, 64 €

1951, en Indochine, fut l’année de Lattre. Alors que le Tonkin semblait perdu, sous les coups d’une puissante armée Vietminh soutenue par la Chine communiste. L’action du Général et de ses « maréchaux » (à leur tête, le général Salan) renversa la situation et fut l’amorce d’un redressement. Racontée avec clarté et précision par Gilles Bonnier utilisant une riche documentation (cartes, photos, livres). Sont ainsi évoqués par chapitres les premières victoires (Vinh Yen, Mao Khé, Dong Trieu) bloquant le Vietminh et sauvant un delta en partie protégé par le « béton ». Ensuite, la nouvelle organisation de notre armée et la montée en puissance d’une armée nationale vietnamienne, avec le rappel du fameux appel de de Lattre à la jeunesse locale (« Soyez des hommes »). Enfin, l’action diplomatique du général, en particulier son voyage aux Etats-Unis où il réussit à convaincre les  dirigeants américains, au nom de la défense du monde libre, de nous apporter une aide matérielle efficace, notamment dans le domaine aérien. Résultats de l’automne 1951 et du début de 1952, deux autres batailles défensives gagnées (Nghia Lo et Hoa Binh) où le général Salan s’impliqua directement – notamment dans l’évacuation risquée d’Hoa Binh. Mais de Lattre n’est plus sur le terrain. Très affecté par la mort glorieuse de son fils Bernard, atteint d’un cancer, il a regagné la France où il décèdera le 11 janvier 1952. Un deuil national…

Ce livre est l’évocation d’une année glorieuse suivie par d’autres, hélas, difficiles puis sinistres. On revit les batailles gagnées et aussi les lourdes pertes d’un corps expéditionnaire recevant des renforts au compte gouttes. Une guerre héroïque, mal comprise d’une opinion soit indifférente, soit sensible aux campagnes du parti communiste contre la « sale guerre ».

Elle fut ensuite presque totalement oubliée (la journée d’hommage national est récente). L’auteur et la Fondation doivent être remerciés. Ils comblent un trop long déficit de mémoire.

Jean-Paul Angelelli

Le général de Lattre en Indochine, 85 p. grand format, 25€ +5€ de frais de port à la Fondation Maréchal de Lattre, 4 rue Amélie 75007 Paris       

Hanoï, le 19 décembre 1950, le général de Lattre et quelques officiers : de droite à gauche, le général Salan, X, le colonel Gambiez, le général Boyer de Latour, le colonel Masset du Biez, le colonel Rocchini.

Général Gardy  Indochine 1954

Les archives du général Salan recèlent un rapport daté du 10 septembre 1954 du colonel Gardy, commandant le G.A.L.E. (Groupement Autonome de la Légion Etrangère), au général commissaire général de France, le général Ely et à son adjoint militaire le général Salan. Dans cette période critique, quatre mois après la défaite de Dien Bien Phu, ce rapport met en évidence les capacités d’analyse et de décision du futur général Gardy, en un mot ses qualités de chef.

Pour ne pas surcharger le bulletin, seuls sont fournis ci-après des extraits de la note aux chefs de corps mentionnée dans le rapport aux généraux Ely et Salan. Un seul objectif pour le colonel Gardy : sauvegarder la Légion pour le futur et pour « des causes plus essentielles ». 

Le putsch vu par… un sous-lieutenant du contingent 

Entretien avec Jacques Lallemand,  sous-lieutenant au 18ème R.C.P. en avril 1961

A.R.S. : Jacques Lallemand, vous êtes sous-lieutenant au 18ème R.C.P. en 1961. Quelle motivation, quel parcours pour vous trouver à ce moment-là dans ce régiment d’élite ?

En 1959, j’étais en première année de droit à Clermont-Ferrand. Mon frère aîné, Guy, sous-lieutenant au 1er R.C.P. avait été tué au combat en Algérie le 5 mars 1956. Je n’avais qu’une idée : le venger. 

J’ai devancé l’appel et ai été incorporé chez les parachutistes coloniaux à Mont de Marsan en novembre 1959 avec le contingent 59/2/B. J’aurais pu être exempté en tant que frère d’un militaire mort pour la France mais je me disais une seule chose : il faut y aller.

Après le brevet de parachutiste à Pau, j’ai passé le concours des Elèves Officiers de Réserve, les E.O.R., et ai été reçu. Je me suis retrouvé à Cherchell pour six mois. J’en suis sorti 9ème sur 350 ; j’aurais dû sortir à un meilleur rang mais je n’ai eu que 15 en « cote d’amour » ; j’avais eu huit jours d’arrêt de rigueur pour avoir refusé de défiler le 18 juin 1960 et, de plus, le colonel Bernachot qui commandait Cherchell avait quelques frictions avec mon père, colonel, qui commandait le secteur contigu de Ténès. 

Je voulais le 1er R.C.P., comme Guy, mais Jean-François Pineton de Chambrun le voulait aussi. J’ai alors choisi le 18ème R.C.P. Avant de rejoindre ce régiment, j’ai effectué un stage à Arzew de formation à la guérilla, la contre-guérilla et l’action psychologique. J’y ai encore hérité de huit jours d’arrêt de rigueur pour avoir repris un officier instructeur sur la question de l’action psychologique. Pour moi, c’était du « baratin ». Nous étions au second semestre de 1960 et la situation politique se dégradait très rapidement en Algérie. En revanche, sous l’aspect combat et guérilla, les méthodes étaient bonnes. 

A.R.S. : Vous rejoignez le 18ème R.C.P. Quel est votre état d’esprit ? Quel est l’état d’esprit des officiers, de l’encadrement et de la troupe ?

Mon état d’esprit : venger Guy. Il avait été tué avec son radio alors qu’il menait un convoi de ravitaillement pour une compagnie éloignée dans les Aurès-Nemenchas. Ils sont tombés dans une forte embuscade. C’est en montant à l’assaut pour se dégager qu’il a été tué.

Le 18ème était commandé par le lieutenant-colonel Masselot. Il appartenait à la 25ème Division Parachutiste, la 25ème D .P. J’ai été affecté à la tête d’une section de la compagnie bleue commandée par le capitaine Eon-Duval, un officier remarquable. Le régiment était basé à Batna mais nous n’y étions que très rarement, uniquement au repos. Nous étions la plupart du temps en opérations de bouclage sur les crêtes. De gros moyens avaient été affectés au plan Challe. La pratique du bouclage-ratissage faisait des dégâts énormes chez les fellaghas. Nous avions aussi beaucoup de tués et de blessés de notre côté. Je me souviens, en particulier, d’un accrochage terrible peu avant le putsch. Les officiers et sous-officiers de l’A.L.A.T. prenaient de gros risques pour venir chercher les blessés et les morts : chapeau !

Le contexte politique n’était pas l’objet de conversations. Il y avait plutôt une compétition entre chefs de section – et entre sous-officiers – à qui ramènerait le meilleur bilan lors des opérations auxquelles nous participions.

Lettre du général Salan au Ministre de la Défense rendant compte de sa demande urgente  de venue du colonel Lallemand à la tête du secteur de Ténès    

Dans ma compagnie, il y avait un lieutenant saint-cyrien, chef de section, fils du général Jacquot réputé « de gauche » qui commandait alors le secteur Centre Europe de l’OTAN, ceci à la suite du général Challe. Lors du putsch, il avait été laissé à la base arrière. Après le putsch, il m’a dit que Debré et son père avaient élaboré un plan de partition de l’Algérie. Le malheureux a été tué par un terroriste F.L.N, le 14 février 1962, à Oran. Il y avait aussi un sous-lieutenant Boualem, de la famille du Bachaga, avec lequel je m’entendais très bien. 

A.R.S. : Jacques Lallemand, comment avez-vous vécu le putsch au sein de votre régiment, vous, sous-lieutenant du contingent ?

Le 21 avril, le colonel Masselot a réuni tous les officiers du régiment et nous a dit : Nous partons pour Alger. Nous n’avons pas posé de questions. Masselot avait certainement dû en parler à ses capitaines auparavant. Dans la soirée, depuis l’est du Constantinois, le régiment est parti pour Alger. Cela faisait à peu près 800 hommes.  D’une traite, nous avons rejoint Alger où nous sommes arrivés au petit matin. J’étais dans un camion à côté du chauffeur. Les capitaines étaient en Jeep. 

A Alger nous faisons une halte de quelques heures. Nous apprenons qu’il y a des difficultés à Oran. Nous filons alors vers Oran, suivis du 14ème R.C.P. commandé par le colonel Lecomte. Le 18ème est dirigé sur Sidi-Bel-Abbès, le 14ème sur Oran même. Les officiers des deux régiments se connaissent.

Je me retrouve à Sidi-Bel-Abbès où nous apprenons que Brothier ne suit pas. Ce que nous craignions, c’était un affrontement avec d’autres unités de l’armée : nous ne voulions pas nous tirer les uns sur les autres !

Nous sommes restés un jour à Sidi-Bel-Abbès à nous morfondre : pas de bivouac, peu d’armement, on se rendait compte que cela « branlait dans le manche ». Certains avaient des radios portatives – surtout les sous-officiers et les hommes de troupe, pas moi – et se rendaient compte que Paris reprenait le dessus. Cependant, il n’y a pas eu un seul refus d’obéissance aux ordres dans le régiment.

Ce qui était frappant était l’absence de manifestations populaires. L’ambiance n’y était pas. Je n’avais pas connaissance du rôle du général Gardy et du colonel Argoud envoyés par Challe pour rallier Pouilly ou, en cas de refus, pour prendre le contrôle du corps d’armée d’Oran. Je n’ai pas non plus su que le colonel Masselot était allé à Tlemcen pour essayer de convaincre Pouilly. 

Le mardi 25 avril, ordre a été donné de repartir sur Alger. A ce moment-là, je me suis dit : « les carottes sont cuites ». Au cours du trajet de retour, nous n’avons rencontré aucune animosité de la part des unités dites « loyalistes ». Elles nous ont approvisionné en carburant et en rations. Nous étions morts de fatigue. Je n’avais qu’une peur, c’était que le chauffeur s’endorme. Nous sommes passés par Blida et avons pris la direction de Constantine.

Nous étions en pleine déprime, tous déprimés que cela ne marche pas. Certains pleuraient. 

Nous avons rejoint notre base. 

Nous y avons appris que le régiment était dissout. Le colonel a réuni tout le régiment et nous a dit que nous avions 24 heures pour faire nos bagages.

A.R.S. : Quelle a été la suite en ce qui vous concerne ? 

Tous les officiers, sauf le très petit nombre resté à Batna pendant le putsch, ont été mis aux arrêts de forteresse. Nous avons été embarqués à bord de Nord-Atlas depuis la base de Télergma et avons atterri à Villacoublay. Le comité de réception composé de gendarmes mobiles était imposant. Nous sommes montés dans des cars et, escortés par des motocyclistes, nous avons été conduits au fort de l’Est pour y être internés. Nous y avons retrouvé les officiers du 1er R.E.P du commandant de Saint-Marc, du 1er R.E.C. du colonel de La Chapelle, du 14ème R.C.P. du colonel Lecomte, du Groupement des Commandos Parachutistes de Réserve Générale du commandant Robin et de bien d’autres unités, en tout de l’ordre de 180 officiers. Nous, les officiers subalternes, étions logés en dortoir. J’ai passé là-bas entre deux et trois mois. Le général Ducournau est venu nous voir. Il a reçu les officiers individuellement. Il avait aussi perdu un fils, comme mon père ; ils se connaissaient très bien.

Je lui ai dit : « Vous n’avez pas honte de faire ce travail ? » et lui ai demandé une seule chose : ne pas retourner en Algérie – je n’étais qu’à 17 mois de service. 

Il m’a rappelé pour me dire que j’étais affecté en Algérie. 

Je lui ai répondu : « Merci pour l’amitié portée à mon père ! ». Il m’a dit : « Choisissez votre unité. » J’ai demandé le 22ème R.I. stationné à Ténès, le régiment que mon père avait commandé jusqu’au début de 1960 et que commandait le colonel Arnold.

A.R.S. : Donc, vous avez dû retourner terminer votre temps de service militaire en Algérie. Quelle a été votre affectation ?

J’y suis retourné en juillet 1961. On m’a donné un poste dans les faubourgs de Ténès, un autre poste sur les hauteurs de Ténès et, de plus, la fonction d’officier de renseignement basée à Montenotte. A Montenotte, j’étais très bien noté par le commandant. J’ai monté une harka à cheval avec uniquement des anciens fellaghas ralliés, sûrs et durs. J’ai stoppé l’usage de méthodes violentes de renseignement après les avoir testées sur moi. Il y avait des saboteurs dans la région. Pour eux, pas de quartier quand ils étaient pris.

A la fin de février 1962, j’étais libéré de mes obligations militaires.

On m’a demandé de continuer. J’ai accepté, dans l’idée de sauver  mes harkis.

J’ai fait un saut en métropole chez mes parents, à Saint Cassien dans la Vienne, pour voir comment on pourrait les accueillir. Dès après le 19 mars 1962, j’ai cherché à les embarquer mais il fallait aller chercher leurs familles dans leurs douars. Un jour, je suis parti avec deux half-tracks pour ramener les familles. En arrivant près d’un poste fortifié isolé, le sous-officier qui le commandait a pris peur : il a cru que c’était un commando de l’O.A.S. qui se pointait. Il a appelé l’armée de l’air en soutien ; elle a envoyé des T6 qui ont piqué sur nous. Par radio, nous nous sommes expliqués et cela ne s’est pas mal terminé ; j’ai pu aller chercher les familles des harkis. 

Nous sommes arrivés à Alger, une cinquantaine de personnes. C’était en mai 1962, nous avons tous logé dans un lycée. Il n’y avait pas de bateau disponible. La ville était devenue folle. J’ai prévenu l’O.A.S. afin qu’il n’arrive rien à mes harkis. 

Finalement, après huit jours, en jouant à la fois d’intimidations et de tractations, j’ai réussi à les faire embarquer sur un bateau en partance pour la métropole, ceci malgré l’interdiction formelle du ministre des armées, Pierre Messmer. J’ai envoyé un télégramme à l’un de mes frères, Yannick Lallemand, futur aumônier à la Légion : « Paquet arrive à Marseille« . Yannick a affrété un car, qui s’est trouvé archiplein et tous sont arrivés à Saint-Cassien. Mais mon père, qui était à la retraite depuis 1960, était en prison à Poitiers pour activités au profit de l’O.A.S.[1]  Deux officiers de la sécurité militaire, un peu piteux, sont venus m’interroger à Montenotte, sans qu’il n’y ait de suite apparente. 

J’ai ainsi pu renvoyer personnellement en métropole 40% de mes harkis ; j’avais fait engager les autres 60% dans l’armée française – progressivement – dès avant la proclamation du prétendu cessez-le-feu du 19 mars 1962 et aussi après cette date.

Fin juin, début juillet 1962, le régiment a embarqué pour Marseille. Nous sommes arrivés  par voie ferrée à Reims. J’ai pris une permission, puis j’ai été libéré. En arrivant à Saint-Cassien, mon père était en prison à Poitiers et deux de mes frères étaient en fuite, en fait cachés dans une abbaye : une imprimerie de l’O.A.S. avait été trouvée par la police dans une grange de la ferme familiale. Je me suis donc occupé de la ferme et des harkis. En six mois, je leur ai trouvé logement et travail. Dispersés un peu partout dans les villages des environs, ils se sont bien intégrés. Il m’arrive encore d’en rencontrer de temps en temps et ils me disent : « Mon lieutenant, tu m’as donné cinquante ans de vie supplémentaire… »   

[1] En même temps que Guy Thomas, administrateur et ancien trésorier de l’association, et pour des motifs voisins.

Le putsch vu par…un haut fonctionnaire de la Délégation Générale en Algérie

 Il s’agit du récit fait à son fils – et annoté par lui – par le Directeur général de l’énergie et de l’industrialisation, Henri Nicolas, X35, ingénieur des Mines. Il est publié tel quel. Sans commentaires.

LE PUTSCH D’ALGER : AVRIL 1961 [1]

[1] Je donne ici le compte rendu d’un récit du putsch que Papa m’a fait en mars 1988. Un certain nombre d’inexactitudes – quant aux faits et enchaînements chronologiques – se sont manifestement glissées dans ses propos, ce soir-là, un an avant sa mort. J’ai rétabli certains points de détail mais, pour l’essentiel, ai préféré restituer me récit tel-quel, dans sa dynamique subjective propre plutôt que de le remanier dans les seul but de reconstituer une exactitude minutieuse de l’épisode. Ce qui m’intéresse ici n’est qu’une chronique « objective » mais la manière dont il a traversé cette situation, et l’a mémorisée, à plus d’un quart de siècle de distance. J’aime, en vérité, que ce soit ici mon père qui parle.

Je ne faisais pas de politique et par conséquent j’ignorais tout de ce qui se tramait à ce moment-là des craintes que pouvait entretenir le gouvernement. La veille du putsch[2] , nous avions passé la soirée au théâtre. Nous avions été voir « La famille Hernandez »; on y trouvait cette actrice qui joue actuellement « Rose » dans le feuilleton télévisé « Maguy » et qui avait un accent pied-noir extraordinaire de ressemblance. Nous sommes rentrés à El Biar[3] à minuit sans rien remarquer de particulier.

Le lendemain matin [4], j’allais au bureau et, comme d’habitude, j’emmenais Marion à son école (Sainte Élisabeth) ; alors que nous étions en voiture, conduit par le fidèle Amrouche, celui-ci à un moment donné me dit : « il y a un chauffeur de la Direction qui fait signe ; est-ce que l’on peut s’arrêter ? » Je lui réponds : « Pourquoi pas ? Il est peut-être en retard et a besoin de quelque chose. Arrêtez-vous donc ! » . Le chauffeur en question passe alors la tête par la portière et me dit : « L’armée a pris le pouvoir ! ». J’étais estomaqué. Je lui ai demandé ce qui se passait exactement : il m’a répondu que l’armée avait envahi le Palais d’Été. Je me suis alors interrogé pour savoir où Marion serait le mieux et j’ai pensé que ce serait encore à son institution parce que, en cas de troubles, cet endroit religieux où il n’y avait que des enfants resterait sans doute respecté. Je l’ai donc déposée là-bas et j’ai filé, par le Telemli, jusqu’à EDF d’où l’on surplombait le Forum et le G.G. [5]. J’ai fait arrêter la voiture et j’ai observé des cars de CRS qui arrivaient ; je me suis dit : « il va y avoir une gigantesque bagarre entre les CRS et les parachutistes qui ont envahi le G.G. », mais pas du tout ! Les CRS sont sortis des camions et ont sympathisé avec les émeutiers. Je me suis alors dit : « Je ne peux pas aller là-bas ; que faire ? » Ma première idée était d’aller voir le secrétaire général du gouvernement — c’était alors Moulins [6] que je connaissais bien — et j’ai dit à mon chauffeur d’aller à sa villa, la Villa Arthur. Là-bas, pas de réponse : il n’y avait rien du tout ; puis je vois arriver un chauffeur qui venait justement chercher Moulins pour le conduire au bureau et qui me demande où est passé son patron. Je lui réponds que je n’en sais rien. Que faire alors ? On est repassé devant le G.G. puis devant le Palais d’Été où habitait Morin [7] et on a vu là, sur les murs qui faisaient trois mètres de haut, des soldats parachutistes qui tenaient des mitraillettes ; je ne me suis donc pas arrêté car visiblement ils avaient pris possession des lieux.

[2] Vendredi 21 avril

[3] Banlieue d’Alger où nous habitions

[4] Samedi 22 avril

[5] Gouvernement général

[6] Max Moulins, successeur d’André Jacomet depuis novembre 1960

[7] Jean Morin, délégué du gouvernement en Algérie.

Que faire ? J’ai décidé d’aller voir Bouakouir [8] qui était le secrétaire général adjoint responsable des affaires administratives et économiques et qui était le fonctionnaire chargé de me contrôler ; c’était donc le dernier échelon que je pouvais espérer rencontrer. Je lui ai téléphoné, puis suis allé chez lui. Là, c’est Madame Bouakouir qui m’a ouvert la porte ; Bouakouir était en robe de chambre en train de prendre son petit-déjeuner ! Il m’a offert une tasse de café et je lui ai demandé : « Qu’est-ce qu’on fait ? » Visiblement, en me recevant ainsi en robe de chambre, il voulait signifier qu’il était hors du coup : il n’était ni français ni rebelle — il était kabyle et fonctionnaire français -, il était algérien et par conséquent il ne prendrait pas parti dans cette rébellion de français contre le général de Gaulle. Il a cependant téléphoné à droite et à gauche, obtenant partout la même réponse : les gens n’étaient pas là ou bien s’étaient rebellés. Nous sommes convenus alors de nous réunir à 11 heures du matin pour voir qui serait disponible et déterminer ce que l’on pourrait faire. Je suis ensuite rentré à la maison où il n’y avait plus que Geneviève : Marion était à Sainte-Élisabeth et Pierre et toi étiez à Notre-Dame d’Afrique. On a décidé que je ne coucherais pas à la maison ce soir-là ; j’ai été trouver le curé Desrousseaux — le curé d’El Biar — pour lui demander de m’héberger pour la nuit ce qu’il a accepté tout en me disant que ce ne pourrait être que pour une nuit parce qu’il lui semblait qu’il était trop marqué comme non-OAS et qu’il craignait donc qu’il y ait des descentes de rebelles dans son presbytère. Ensuite je suis retourné chez Bouakouir ; il y avait là quelques directeurs qui visiblement étaient de cœur avec la rébellion, mais bien sûr sans le dire ouvertement. Nous avons décidé de ne rien faire, de continuer de nous renseigner et nous avons pris rendez-vous pour nous retrouver l’après-midi dans le bureau de Bouakouir au G.G.

J’ai alors emmené chez moi le préfet responsable de l’Intérieur. Il a téléphoné à différents endroits et on s’est ainsi aperçu que la rébellion était partout vainqueur : il n’y avait par conséquent pas grand-chose à faire. Il y avait, à Constantine, un général que j’avais rencontré récemment et qui m’avait tenu un discours tel que je ne doutais pas un seul instant qu’il ne soit pour la rébellion. À Oran, on apprenait qu’Untel avait été arrêté alors que dans le Sud où nous avions joint la préfecture, un attaché nous avait répondu qu’il y avait à l’instant même une colonne militaire qui s’avançait vers la préfecture et que par conséquent notre conversation allait devoir rapidement s’interrompre ! On s’est donc rendu compte que d’Ouest en Est en passant par le Sud, il n’y avait plus rien à faire. Je me suis ensuite rendu au rendez-vous de l’après-midi dans le bureau de Bouakouir et là j’ai eu un premier choc : il y avait un policier qui me connaissait bien, qui me saluait habituellement et qui après m’avoir salué s’est mis devant moi pour m’interdire l’accès du G.G. en me disant que tels étaient les ordres. J’ai fait alors demi-tour et suis retourné à la maison en me demandant s’il n’y avait pas des soldats qui allaient m’arrêter, mais pas du tout ; je suis bien rentré et j’ai été ensuite coucher chez le curé qui m’a reçu gentiment et m’a fait passer une bonne nuit.

Le lendemain, Geneviève recevait un coup de téléphone du G.G. : un colonel rebelle [9] lui disait : « Mais que Monsieur Nicolas vienne me voir. Il peut à nouveau rentrer au G.G. et tout cela va s’arranger tout seul ». Je me suis dit alors : « Que ferai-je dans le bureau de Challe ou d’un autre ? Il va essayer de m’embobiner et c’est tout ». Je n’ai donc pas été au rendez-vous donné par cet interlocuteur et suis allé plutôt à une réunion dans le bureau de Bouakouir.

Cette fois — c’était déjà le deuxième jour — on m’a laissé entrer dans le G.G. : les rebelles ne savaient pas encore si on se rallierait ou non à leur cause. Bouakouir a été appelé chez le général Zeller — qui appartenait au fameux « quarteron » [10] de généraux — et nous a demandé ce qu’il devait lui déclarer ; nous, les directeurs [11] , avons fait prévaloir qu’ayant été nommés par le général De Gaulle, nous ne pouvions partir en guerre contre lui et, par conséquent, que les généraux devaient nous arrêter s’ils en avaient l’envie mais qu’on ne marcherait pas avec eux — j’avais d’ailleurs auparavant préparé une petite valise pour le cas où je serais directement envoyé en prison. Bouakouir est donc parti rencontrer le général Zeller ; à chaque instant nous nous attendions à voir son bureau envahi par des soldats, mitraillette aux poings, qui nous emmèneraient en prison, mais c’est Bouakouir qu’on a vu arriver. Il nous a dit : « Cela se passe bien ; le général Zeller est un homme très correct ; il m’a d’ailleurs semblé qu’il était particulièrement compétent en matière économique [12]: il a en effet fait des études à l’Institut de Préparation aux Affaires ! ». Puis Bouakouir m’a dit : « Vous ne vous rendez pas compte de la partie que vous êtes en train de jouer ; on va vous arrêter si cela continue ! » Nous sommes alors convenus de remettre nos pouvoirs à nos adjoints en précisant qu’on accepterait seulement de les conseiller s’il y avait lieu. Voila les faits.

En rentrant à la maison, j’ai demandé à Geneviève de téléphoner à Gingembre [13] qui était un membre de l’OAS que je connaissais bien car il dirigeait une mine de phosphates : nous avions, ta mère et moi, été récemment la visiter et il nous avait fort bien reçus en cette occasion. Il a répondu à Geneviève : « L’heure est grave… » Suivait un laïus patriotico-religieux pour démontrer que la France allait en sortir et garder l’Algérie ; puis il lui a annoncé que je courrais des risques car j’étais sur la liste des gens à arrêter. Il y avait, disait-il, deux cas de figure : soit j’étais arrêté par l’armée et pendant la journée, auquel cas il ne fallait pas s’inquiéter parce que l’armée faisait bien les choses ; par contre si j’étais arrêté de nuit et par des civils, il fallait alors le prévenir très vite parce que ma vie était en danger. Je me suis donc retrouvé avec ces différents conseils de faire attention et je me demandais pourquoi l’OAS m’avait mis sur ses listes ; je n’en savais rien.

[8] Salah Bouakouir, polytechnicien, un des très rares hauts fonctionnaires algériens de l’administration française en Algérie, mort accidentellement en septembre 1961.

[9] Colonel Lacheroy

[10] De Gaulle, dans son discours télévisé du dimanche soir 23 avril, avait ainsi caractérisé les quatre généraux (Challe, Salan, Zeller et Jouhaud) à la tête du putsch : « un pouvoir insurrectionnel s’est établi en Algérie par un prononciamento militaire. […] Ce pouvoir a une apparence : un quarteron de généraux en retraite. Il a une réalité : un groupe d’officiers partisans, ambitieux et fanatiques. Ce groupe et ce quarteron possèdent un savoir-faire expéditif et limité… »

[11] Le Portz, Vibert, Ecal, Giraud, Trouvé…

[12]Challe avait pris la responsabilité de l’armée, Salan de l’administration, Zeller de l’économie et Jouhaud de la logistique.

[13]Maurice Gingembre, directeur de la Société du Djebel Onk (Constantinois) créée en 1960 dans le cadre du Plan de Constantine.

J’ai ensuite réuni chez moi des jeunes corpsards [14] , qui étaient alors en stage dans mon service, pour préparer mon évasion. Le plan consistait à prendre une voiture et filer vers Mostaganem [15]; de là je verrais bien si Oran était libre et s’il y avait lieu de passer au Maroc. Deux jeunes camarades — Puéchal et Kervern — ont proposé de prendre une voiture et d’aller voir eux-mêmes ce qui se passait : il y avait en effet de nombreux moyens de quitter Alger par des petites routes, ce qu’ils ont fait sans rencontrer personne. Ils sont revenus m’en aviser et j’ai décidé de partir le lendemain.

[14] Ingénieurs du corps des mines : d’Iribarne, Puechal, Saglio, Kervern, Audigier, Arnouil.

[15] Ville à 250 km à l’ouest d’Alger

J’ai été ensuite passer la nuit dans l’appartement de Jean-Nic qui venait de déménager pour la France. J’ai couché par terre avec une couverture dans son appartement vide et ce fut une nuit épouvantable : j’avais l’impression que le moindre de mes mouvements retentissait dans tout l’immeuble et que chaque personne qui passait dans l’escalier venait pour m’arrêter ; mais le lendemain je ne l’étais toujours pas !

Je suis alors retourné à la maison ; nous étions convenus, Geneviève et moi, que si la maison était envahie par les rebelles, elle disposerait un traversin à la fenêtre d’une chambre. Comme je n’ai pas vu de traversin, je suis rentré à la maison tout normalement. Là je vous ai retrouvés car on avait été vous chercher de nuit à Notre-Dame d’Afrique pour vous ramener à El Biar.

J’ai alors appris que ma voiture [16] était en panne ; du coup j’ai réuni mes chefs de service pour leur dire que j’allais disparaître dans la nature et que je transmettais mes pouvoirs à mon adjoint Sore ; celui-ci a poussé des cris affreux en disant : « Mais pourquoi moi, pourquoi moi ? » Je lui ai répondu : « c’est comme cela, je n’y peux rien. Vous ferez ce que vous voudrez mais quant à moi, je considère que je suis hors d’état de remplir ma mission et par conséquent c’est à vous que revient la charge de faire fonctionner la direction ». Ensuite j’ai rangé mes papiers et là, Georges Cancade a été très efficace ; il m’a d’ailleurs beaucoup aidé en tenant un journal de bord où il consignait de sa main tout ce qui se passait : je ne savais pas en effet ce qui pourrait advenir et si, dans un mois ou un an, je ne serais pas en train de défendre ma tête devant un tribunal ; je tenais donc à consigner précisément toutes les décisions que je prenais.

Le soir [17], je suis parti du G.G. après avoir appris que ma voiture était enfin réparée. La sortie se faisait par le côté d’un grand hall qui donnait sur le Forum ; à peine étais-je dehors que j’ai entendu un hurlement affreux : une foule énorme s’était mise à applaudir ! Je me suis demandé ce qui pouvait bien se passer puis j’ai aperçu le quarteron de généraux qui venait d’apparaître à une fenêtre donnant sur le Forum. C’était donc eux qu’on applaudissait et cela m’a rassuré ! J’ai pris ma voiture et j’ai filé sans qu’intervienne qui que ce soit. La nuit suivante, ta mère a été coucher avec vous chez un général pro-OAS qui était un type bien. Quant à moi, je ne sais plus où j’ai dormi ; je crois que j’en ai eu marre et que j’ai dormi finalement dans mon lit, tout en ayant quand même prévu une fuite possible par le haut du jardin. Le lendemain matin [18], j’ai pris ma voiture — sans chauffeur parce que je ne voulais pas qu’il y ait un kabyle qui puisse être condamné à cause de moi -. Amrouche avait fait le plein et j’ai pris la route d’Oran en allant aussi vite que possible. À Orléansville cependant il y avait des types armés de mitrailleuses qui semblaient prêts à tirer ; j’ai choisi de ralentir en leur faisant un petit signe amical de la main et j’ai continué sans qu’ils m’arrêtent ! Je m’étais dit que si l’on m’arrêtait en me demandant ce que je faisais là, je dirais qu’il y avait des troubles à l’École des mines — qui dépendait de moi — et que j’allais voir ce qui se passait. J’ai traversé ainsi Orléansville puis, à un moment donné [19], je suis arrivé devant un pont que barraient deux automitrailleuses. J’ai évidemment stoppé et j’ai été voir l’adjudant-chef qui gardait le pont pour lui demander ce qui se passait ; il m’a répondu qu’il était là sur l’ordre de ses chefs. Me voila bien avancé !

C’est une chose que j’ai alors découverte : en cas de guerre civile, les uniformes ne correspondent plus à rien — j’avais été ainsi me promener la veille au soir aux alentours de casernes pleines de troupes loyalistes qui se trouvaient gentiment enfermées : les sentinelles continuaient de présenter les armes à tous les officiers qui passaient, qu’ils soient rebelles ou non ! — et je ne savais donc toujours pas de quel camp était mon adjudant ; je ne voyais pas comment faire pour obtenir qu’il me laisse passer lorsque j’ai vu arriver, par l’autre extrémité du pont, un préfet [20] que je connaissais. Il m’a dit : « Tiens, que faites-vous là ? » Je lui ai répondu : « Écoutez, je suis embêté : je suis coincé et je ne sais de quel bord sont cet adjudant et ces deux mitrailleuses ». Il m’a dit : « Je n’en sais rien non plus mais on va leur demander » et, se tournant vers l’adjudant, il l’interroge : « De quel bord êtes-vous ? » Le bord en question s’est traduit par une bordée d’injures qu’il nous a adressée, en ajoutant que c’était quand même extraordinaire de se poser une telle question, et nous voila guère plus avancés ! Il pouvait bien répéter « Bougres de salauds ! », on ne savait pas qui étaient les bougres de salauds en question ! Finalement, après bien des pourparlers, il a ordonné à ces automitrailleuses de se déplacer pour nous permettre de passer. Il nous a indiqué qu’il était loyaliste, qu’il tentait là d’intercepter un colonel rebelle qui devait se déplacer en voiture particulière et qu’il s’était demandé un temps si je n’étais pas le colonel en question.

[16], Une ID Citroën, noire

[17], Lundi 24 avril

[18], Mardi 25 avril

[19], Près d’Oued Fodda

[20], Bozzi

Une fois le pont passé, je suis allé à Mostaganem où je connaissais le préfet [21]; je me suis demandé comment allais-je le trouver. J’ai pensé : de deux choses l’une ; soit on va me demander « De la part de qui ? » et ce sera une bonne indication, soit on me rigolera au nez en me disant : « Si vous voulez le voir, venez en prison… »; à ce moment-là, je saurai que la rébellion a gagné également Mostaganem. J’ai donc arrêté ma voiture ; la sentinelle m’a salué ; j’ai demandé à voir le préfet et l’on m’a répondu : « De la part de qui ? »

Le préfet m’a reçu aussitôt, il n’était pas passé dans l’autre camp. La journée s’est écoulée calmement jusqu’au soir ; le secrétaire général de la préfecture [22] m’a emmené dîner chez lui et on a vu alors arriver les préfets Chapel et Moulins ; Moulins était, comme je l’ai dit, le secrétaire général du gouvernement et Chapel était le préfet d’Alger. Ils étaient tous deux partis avant moi d’Alger mais en 2 CV et avec des faux papiers ; ils avaient été arrêtés à tous les tournants par la police qui se demandait ce que pouvaient bien faire là ces deux personnes en 2 CV ; ils avaient donc mis, pour rejoindre Mostaganem, beaucoup plus de temps que moi qui, hormis les deux automitrailleuses, n’avais eu aucun problème. On a ensuite écouté la radio qui était ce soir-là particulièrement sinistre : c’était déjà la fin de la rébellion et la voix n’arrêtait pas de dire : « Tous au G.G. en armes, la patrie est en danger ! » . Le préfet Chapel qui avait laissé là-bas sa femme et ses enfants avait envie d’y retourner pour les sauver. On l’en a dissuadé en lui faisant valoir qu’il se ferait arrêter sur la route et que cela ne servirait à rien. Le lendemain matin [23], on apprenait que le général Challe avait pris l’avion pour se rendre et que la rébellion s’achevait. Du coup, j’ai fait le plein de ma voiture et je suis rentré à Alger. Je me suis rendu directement au G.G. où Bouakouir m’a demandé innocemment : « Tiens, mais comment cela se fait-il, je ne t’ai pas vu ce matin ! » Je lui ai répondu : « Oui, j’ai été en promenade ! » J’ai été retrouver Morin (qui avait été emprisonné pendant le putsch) en lui disant que j’étais rentré, et voilà tout.

À revoir cette histoire, je peux dire que je n’ai guère hésité pour prendre la décision de partir à Mostaganem : à partir du moment où le chauffeur a introduit sa tête dans ma voiture en disant : « L’armée a pris le pouvoir ! », je n’ai plus eu qu’une idée : c’était de partir et de vous tirer de là parce que je pensais bien que cela barderait pour vous quand on s’apercevrait que je m’étais échappé. Aussi, une des premières réactions que j’ai eues a été d’aller trouver la BNP et de faire ouvrir un compte au nom de Geneviève pour que tout l’argent soit à son nom. Après cela, j’étais tranquille. J’ai hésité par contre sur l’endroit où partir : Oran était aux mains de l’O.A.S, Constantine également, le Sud aussi ; je me suis donc rabattu sur Mostaganem en me disant que de là je ne serai relativement pas loin du Maroc. J’étais officier français et Haut-commissaire aux affaires économiques nommé par de Gaulle [24]; par conséquent je devais ma fidélité à de Gaulle.

J’aurais sans doute pu être fusillé sur le bord d’une route par un type quelconque mais finalement il n’y a eu aucun mort dans cette affaire. À l’époque, on ne le savait bien sûr pas, et si cela avait duré, que serais-je devenu à Mostaganem ? J’aurais été déchu de tous mes droits, mes biens auraient été saisis… Je ne savais pas, quand je vous ai embrassé avant de partir, si je vous reverrais dans un mois, dans un an, ou au ciel !

J’ai couru réellement des risques parce que je sais maintenant que l’O.A.S m’avait condamné à mort. Il y a eu quand même pas mal de gens condamnés à mort par l’O.A.S qui ont été exécutés, du moins par la suite.

Je suis reparti définitivement pour la France durant l’été mais je ne sais pas, si j’étais resté plus longtemps, si j’aurais été descendu ou pas par l’O.A.S ; je n’en sais rien. Je n’ai appris que bien plus tard que j’avais été condamné à mort par l’O.A.S. Un jour en France, un avocat est venu me trouver dans mon bureau du BRGM [25] en me disant qu’on avait arrêté le trésorier de l’O.A.S — c’était Gingembre, le mineur qui m’avait renseigné lors du putsch — et il m’a demandé si j’acceptais de le défendre. J’ai répondu : « Bien sûr que oui ! »; il m’a alors expliqué qu’il avait posé la même question à d’autres directeurs et qu’ils s’étaient tous défilés ; j’ai été pour cette raison convoqué quelque temps plus tard devant le tribunal qui jugeait Gingembre [26]. À l’époque du putsch, je ne savais pas que j’étais condamné à mort ; je savais seulement qu’il fallait que je prévienne Gingembre, toutes affaires cessantes, si j’étais arrêté. Il y a une raison pour laquelle j’ai pensé pouvoir faire l’objet de l’ire de l’O.A.S : c’était l’épisode du « serpent d’airain » : il s’agissait d’un haut personnage de la franc-maçonnerie avec lequel j’avais eu des démêlés en la circonstance suivante : Delouvrier [27] m’avait un jour demandé : « Est-ce que vous avez dans votre direction des gens qui soient gênants pour votre action et qu’ils faillent faire rentrer en France ? Il ne sera pas question d’autre chose que de leur retour, et leur carrière restera normale. » Je lui avais alors indiqué le directeur de l’électricité qui était un gars des ponts et chaussées et que je savais très pro-O.A.S. Quelques jours plus tard, je vois le type, qui avait son bureau donnant sur le mien, arriver et m’interpeller :  » M. Nicolas, vous avez demandé mon rappel ! » — je me dis intérieurement : tiens, comment l’a-t-il appris ? — « Eh bien, je tiens à vous dire que des gens qui m’ont fait du mal sont morts dans l’année ! » Je lui ai répondu : « Je ne suis pas superstitieux ; je mourrai je ne sais quand mais, si vous voulez, on se donne rendez-vous dans un an ! » « Non, ce n’est pas la peine », ajoute-t-il, « dans un an vous serez mort ! » C’est peut-être de là que date ma condamnation.

Je me serais attendu à être tué par le FLN, mais pas par l’O.A.S. Être tué par des Français, des rebelles qui étaient sous le même uniforme, ce n’est pas la même chose, quoique le résultat soit le même !

Quand je suis reparti définitivement en France, c’est parce que j’avais signé initialement pour trois ans et que le temps était tout simplement achevé. On m’a alors proposé de prendre la direction du BRGM. Delouvrier à ce moment-là était déjà parti depuis longtemps ; il avait été viré[28], après l’épisode des barricades [29], car on l’avait trouvé trop verbeux en la circonstance (c’était Morin qui l’avait ensuite remplacé) : il avait prononcé un discours à la radio [30], où il disait qu’il remettait son fils, le petit Matthieu, entre les mains des insurgés [31]. Il y avait bien sûr le général de Gaulle qui écoutait çà de Paris et qui a dû trouver le propos un peu trop sentimental ! J’avais demandé plus tard à Delouvrier ce qu’il en pensait et il m’avait dit : « Surtout, dans ces cas-là, prenez le large ! ». J’avais retenu la leçon en me disant : si un jour il se passe quelque chose, c’est cela qu’il faut faire.

Je n’ai pas eu l’impression de faire preuve d’un courage particulier en cette circonstance. J’ai eu seulement l’impression de faire mon devoir et c’était tout. Arrivé à Mostaganem, j’ai demandé au préfet de télégraphier à Paris que j’étais toujours sous les ordres du gouvernement, rien de plus. Ensuite j’ai raconté à Morin et aux autres ce qui s’était passé et je n’en ai plus entendu parler par la suite. Tout ceci ne m’a rien apporté de particulier : la seule chose que j’ai demandée était que le policier qui m’avait interdit l’accès au G.G. et qui était prêt à me saluer à nouveau au garde-à-vous chaque fois que je passais soit déplacé — sans être sanctionné pour autant — afin que je ne le rencontre pas quatre fois par jour !

Effectivement il a été muté quelque part. On m’a demandé ensuite de faire un rapport sur la manière dont la Direction s’était comportée ; je l’ai fait et il a fallu que j’indique qu’Untel ou Untel était passé du côté des généraux. J’ai réuni mon personnel et je leur ai dit qu’une Algérie française et fraternelle était tout ce que nous souhaitions mais qu’on n’était pas d’accord sur la manière de l’obtenir et j’ajoutais : ceci dit, s’il y a des moyens pour y arriver, je suis prêt à applaudir des deux mains, si la chose reste légitime bien sûr.

Mes convictions relevaient d’abord de l’obéissance mais aussi de la prise en compte du fait que le quarteron des généraux en retraite ne pouvait pas gagner ; ce n’était pas possible car tout venait de France, tout : les carburants, les munitions, les chars, les avions… et par conséquent cette affaire allait forcément vite se terminer ; je ne savais pas si l’Espagne allait aider les rebelles mais elle n’avait pas de toute façon le matériel nécessaire pour faire pièce à l’armée française. Il était donc évident que cela échouerait ; la seule chose que je ne savais pas, c’était combien de temps cela prendrait : 8 jours ou 8 mois.

Le précédent des barricades était de la rigolade en face du putsch ; ce n’était pas sérieux : on allait se promener auprès des barricades comme on allait au cinéma. Dans le cas du putsch par contre, toute l’armée avait basculé du côté de la rébellion et si l’armée avait été un peu plus commandée, elle aurait pu faire un débarquement sur Paris. C’est d’ailleurs à cette occasion que Debré [32] a lancé l’appel [33], de se rendre aux aéroports « à pied, à cheval ou en voiture » [34]. On avait donc des perspectives réelles de guerre civile.

À l’époque de Vichy, les choses s’étaient présentées pour moi très différemment : mon combat normalement terminé, j’étais parti pour Dakar et là, j’avais fait mon travail sans problème particulier. Ce qui m’a frappé dans le cas du putsch, c’est que des Français soient capables de tirer sur d’autres français, soient capables de guerre civile : comme on l’a bien vu par la suite, l’O.A.S a démoli pas mal de gens. À Dakar, le seul problème que j’avais connu tenait à mon ingénieur en chef, Savornin, qui avait été arrêté et convaincu d’espionnage au service des Anglais : j’allais alors le voir à la prison et lui porter des oranges. C’était assez curieux parce que là-bas, comme dans toutes les prisons, une barrière sépare les visiteurs des prisonniers si bien que je me trouvais environné de mioches qui venaient voir leur père tandis que lui l’était de chenapans ou d’assassins !

On a l’impression maintenant que l’affaire du putsch était une rigolade mais c’est seulement parce qu’on sait désormais que cela s’est terminé en eau de boudin ; je t’assure que lorsqu’on entendait Radio Alger dire : « Tous au G.G. en armes ! », on ne savait pas si ce ne serait pas la guerre civile. Ils pouvaient donc envahir la villa Boukhandoura [35] et, pourquoi pas, tuer tout le monde ; d’où l’organisation de votre évasion de Notre-Dame d’Afrique en pleine nuit. J’avais l’impression que je n’avais pas le choix : il fallait que je reste fidèle au gouvernement, tout simplement parce je ne voyais pas de raison de ne pas lui être fidèle et ce, quel que soit le coût de cette affaire. Si j’avais été arrêté, peut-être que je ne serais pas là et que vous auriez une Légion d’honneur à titre posthume. On me disait : « Pourquoi faites-vous appel à ce type ? Vous ne savez pas qu’il a des fonctions importantes dans l’O.A.S ? » et je répondais : « Mais si, justement ! C’est pour cela que je lui demande de me protéger parce que, s’il était du rang, il n’aurait aucune influence, tandis que là il est capable d’intervenir ». Mais il est vrai que je me mettais ainsi dans la gueule du loup car s’il avait voulu avoir ma peau, il aurait pu l’avoir ainsi plus facilement.

Les attitudes des autres personnes durant le putsch ont été beaucoup plus attentistes et réservées ; ils se demandaient comment cela allait tourner et restaient dans l’expectative pour, éventuellement, pouvoir virer de bord. Je crois que si je n’avais pas été menacé personnellement, cela n’aurait pas changé grand-chose dans mon attitude. J’avais appris par Delouvrier lors de la semaine des barricades que la première des choses à faire était de se mettre loin des foyers d’incertitude ; par conséquent je n’avais qu’une idée : c’était de prendre le large pour ne pas être au milieu de ce panier de crabes qu’était Alger à ce moment. Et quand Bouakouir est revenu de l’entrevue avec Zeller, je me suis dit : j’ai compris, il va nous dire de rester chez nous, de ne répondre qu’aux questions posées par nos adjoints et puis un jour, mon adjoint Sore, errant dans les papiers, me demandera de venir au G.G. et huit jours après je serai embringué et parti, sans l’avoir voulu, pour la trahison pure et simple. Il vaut donc mieux dans ce cas-là prendre le large et mettre quelques centaines de kilomètres entre l’ennemi et moi.

Je ne suis pas parti plus tôt car il n’y avait pas de voiture pour le faire et puis il me fallait avant cela prendre soin de ma famille : si je partais, je ne pouvais pas le faire sans vous laisser de possibilités pour vous nourrir ; il fallait que j’aille à la banque, il fallait réparer la voiture… ; tout cela a duré si bien que je ne suis parti qu’après trois ou quatre jours passés en bavardage à Alger pour savoir ce qu’il faudrait faire, où partir (car je n’allais tout de même pas me jeter dans la gueule de l’O.A.S ou du FLN) mais j’ai trouvé que finalement tout cela demandait du temps et que je n’en ai pas trop perdu entre le moment où le chauffeur m’a appris que l’armée avait pris le pouvoir et le moment où j’ai effectivement quitté Alger. C’était en avril, les jours passaient encore vite et je me retrouvais coincé le soir sans pouvoir faire quoi que ce soit. Trois ou quatre jours pour vous trouver une cache, pour sauver l’argenterie…, pour faire réparer la voiture, pour donner mes instructions aux gens afin qu’ils fassent tourner les choses en mon absence, ce n’était pas de trop.

C’est curieux : quand tu vois un uniforme allemand, tu sais que tu peux le tuer — si tu y arrives — et si tu n’y arrives pas, c’est lui qui te tuera alors que devant un uniforme français, tu te mets au garde-à-vous s’il a plus de galons que toi mais ici en fait, ce n’était pas cela du tout ! Il y avait sur le parvis du G.G. des CRS qui portaient la petite visière et des parachutistes avec des mitraillettes pointées vers moi et je ne savais pas s’ils tireraient, m’arrêteraient ou me laisseraient passer.

[21], Cicurani

[22], Ely

[23], Mercredi 26 avril

[24], Mon père était, depuis l’automne 1958, directeur général de l’énergie et de l’industrialisation de l’Algérie; il mettait en œuvre le « Plan de Constantine », décidé par de Gaulle en octobre 1958.

[25],Bureau de Recherches Géologiques et Minières

[26], « Procès Vanuxem » (septembre 1963) devant la Cour de Sûreté de l’Etat ; M.Gingembre y sera condamné à 10 ans de détention criminelle.

[27], Paul Delouvrier, délégué général du gouvernement en Algérie de décembre 1958 à novembre 1960.

[28], En novembre 1960

[29], Semaine des barricades : du dimanche 24 au dimanche 31 janvier 1960.

[30], Le jeudi 28 janvier 1960.

[31], « Je vous laisse, Algérois, le dépôt le plus sacré qu’un homme puisse avoir : ma femme et mes enfants. Veillez sur Mathieu, mon dernier fils. je veux qu’il grandisse, symbole de l’indéfectible attachement de l’Algérien à la France. Ce dépôt sacré me donne le droit de vous parler… »

[32], Michel Debré, premier ministre

[33], Soirée du dimanche 23 avril

[34], »Dès que les sirènes retentiront, allez-y à pied ou en voiture, convaincre ces soldats trompés de leur lourde erreur. Il faut que le bon sens vienne de l’âme populaire. » Les chansonniers compléteront d’un « à cheval » la panoplie des moyens de locomotion.

[35], Notre maison d’El Biar

Ahmed Djebbour

Ahmed Djebbour est né le 24 juillet 1931 à Ténès. Après ses études, il tient un commerce dans sa ville natale avant de réussir le concours des Elèves Officiers de Réserve (E.O.R.) et d’être nommé aspirant puis promu sous-lieutenant.

En mars 1958, une élection législative partielle est organisée dans le deuxième secteur de Paris à la suite du décès de Marcel Cachin (communiste). Il est candidat présenté par le Front National des Combattants dont le secrétaire général est Jean-Marie Le Pen et obtient un peu moins de 10.000 voix au premier tour.

Le 26 juillet 1958, à Paris, touché de cinq balles de révolver, il échappe à la mort lors d’un attentat perpétré par un tueur du F.L.N.  

Aux élections législatives de novembre 1958, il est candidat et élu à Alger-Ville. Ses colistiers sont Pierre Lagaillarde, René Vinciguerra et Mourad Kaouah. 

Profession de foi de la liste « Algérie française » (1/2)

Profession de foi de la liste « Algérie française » (2/2)

Ahmed Djebbour est un député extrêmement actif tout au long de son mandat ; ses interventions sont incisives ; il manie l’ironie avec maîtrise mais sa fibre sociale est toujours présente. Il appartient tout d’abord au groupe administratif  « Elus d’Algérie et du Sahara », puis, à partir du 21 juillet 1959  au groupe « Unité de la République » auquel il cesse d’appartenir le 26 avril 1960 avant d’y revenir le 21 octobre de la même année. L’un des plus jeunes députés, il a 27 ans en 1958, il est nommé secrétaire d’âge le 9 décembre 1958 puis le 4 octobre 1960. Il est membre de la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République jusqu’en avril 1960, puis de nouveau à partir de juillet 1961. Il devient membre de la Commission de contrôle sur l’Union Générale Cinématographique en décembre 1961.

Ses interventions à l’assemblée, quasiment toutes consacrées à l’Algérie, sont nombreuses et percutantes : elles témoignent d’un esprit combatif et particulièrement libre.

Le 9 juin 1959, lors d’un débat sur un projet de loi portant dispositions financières concernant l’Algérie, Ahmed Djebbour, pour sa première intervention, après une profession de foi de son amour pour la France, décrit le sort des algériens en région parisienne, vivant dans des conditions misérables, réduits au chômage, soumis au racket du F.L.N., à l’indifférence de la police et à la peur sinon au racisme de certains français. Il stigmatise « ces messieurs de l’extrême gauche qui aiment tant l’Algérie et si peu les algériens« . Il prône « un peu moins de pitié pour les assassins, un peu plus de justice pour les victimes« . Il insiste pour que se forment aussi en métropole « ces chaînes d’amitié et de fraternité entre français musulmans et français chrétiens« . Cette intervention recueille de nombreux applaudissements dans l’hémicycle, à droite, au centre et à gauche, sauf à l’extrême gauche.

Le 22 novembre 1959, après le discours du général de Gaulle sur l’autodétermination, lors de l’examen du projet de loi de finances pour 1960, Ahmed Djebbour réitère son appel en faveur d’une non-discrimination des algériens vivant en métropole, meilleur moyen de les arracher à l’emprise du F.L.N. Au passage, il se qualifie, comme tous les français d’Algérie d’ « indéterminé« , puisque ignorant du destin politique qui lui est réservé. 

Lors du débat du 12 novembre 1960 d’examen du budget de 1961, huit jours après le discours du général de Gaulle qui a parlé pour la première fois d’une « République algérienne », Ahmed Djebbour pose une question au premier ministre Michel Debré à propos du budget de l’Algérie : « S’agit-il d’examiner le budget de départements français ou bien, au contraire, d’étudier les modalités de subventions à la République indépendante d’Algérie ? « . 

Le 7 décembre 1960, après la déclaration du premier ministre sur la politique algérienne du gouvernement, Ahmed Djebbour fait une longue intervention très structurée par laquelle il entend vider ce qu’il appelle les abcès, à savoir les idées fausses sur l’Algérie, ses habitants et les défenseurs de l’Algérie française :

1) Vous vous êtes opposés au collège unique ?

2) Etre pour l’Algérie française, c’est être fasciste,

3) L’Algérie française, c’est la défense des privilèges.  

Sur chacun de ces points, qu’il développe, il fait un historique, donne une analyse et « vide l’abcès ». Il synthétise sa vision concrète de l’Algérie française : 

Le 3 octobre 1961, Ahmed Djebbour prend la parole à l’occasion de l’ordre du jour complémentaire des travaux de l’Assemblée mis au point par la conférence des présidents. Il proteste sur le fait que les députés ne sont pas en mesure d’exercer leur « contrôle sur ce que le pouvoir est en train de faire d’une partie du territoire métropolitain« . Il qualifie la politique du gouvernement  » d’outrageusement mensongère« . Il poursuit : »Tout semble indiquer qu’il s’agit pour votre gouvernement de lutter beaucoup moins contre le F.L.N. que contre les partisans d’une Algérie confondue avec la France« . Le 13 octobre 1961, après l’instauration du couvre-feu pour les Nord-Africains en région parisienne, il pose la question orale suivante :

Le 17 octobre 1961, il indique qu’en raison du couvre-feu les députés d’Algérie ne pourront plus participer aux séances de nuit. Le 18 octobre, lendemain de la manifestation organisée par le F.L.N. à Paris violemment réprimée, il intervient de nouveau à propos de la déclaration du gouvernement sur les événements survenus à Paris dans la nuit précédente :

Lors de la discussion du projet de Loi de finances de 1962, le 30 octobre 1961, il dénonce  l’absence de mesures gouvernementales énergiques à l’encontre du F.L.N., la protection scandaleuse accordée aux grands patrons de la rébellion et aux responsables des attentats ; il regrette le renvoi des supplétifs qui ont accompli un excellent travail contre le F.LN. à Paris et dont il cite l’action, pour exemple, dans le 13ème arrondissement. 

Les 10 et 12 novembre 1961, il intervient pour qu’une préférence à l’embauche soit donnée en métropole aux travailleurs originaires d’Algérie par rapport aux travailleurs tunisiens et marocains. Il attire l’attention du gouvernement sur la différence de traitement des travailleurs algériens pour le paiement des allocations familiales selon le lieu de résidence de leur famille (métropole ou Algérie). Il observe le retard du gouvernement et de l’administration dans l’application de la réforme de la justice musulmane. 

Le 21 novembre 1961,  il proteste contre la différence de statuts des prisonniers 

Lors de la présentation par le nouveau premier ministre, Georges Pompidou, de son programme de gouvernement, le 26 avril 1962,  Ahmed Djebbour, dans sa dernière intervention, demande avec angoisse au premier ministre ce qu’il est prévu pour organiser l’exode vers la métropole de tous les algériens de souche nord-africaine qui veulent rester français, et il conclut ainsi :

Le  4 juillet 1962, son mandat de député prend fin en vertu d’une ordonnance prise par le gouvernement concernant tous les députés d’Algérie.

Par la suite, Ahmed Djebbour fait une carrière remarquée à la C.O.F.A.C.E. au sein de laquelle il s’occupe spécialement de pays arabes. Il crée le Front National des Rapatriés de Confession Islamique qu’il dirige jusqu’en 1974. Marié et père de deux filles, il meurt à Paris le 27 juin 2011.

Déposition d’Ahmed Djebbour au procès du général Salan, le 18 mai 1962


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